Le Comité restreint | Les contours

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Paroles

La première phrase… Contrairement à ce que l’on pense ce n’est pas l’effet qu’elle produit sur celui qui la lit qui compte autant. C’est l’effet qu’elle produit sur celui qui l’écrit. Elle semble dire : tu es mort, je t’ai eu, c’en est fini de toi, je t’ai pris, aspiré, avalé, enlevé à ton monde tranquille, celui que tu connais tant, ton rempart, ta bouée, ton placenta. Je te jette au monde, le vrai, celui de ton cerveau malade. Je te jette au feu, aux orties, au danger, au sublime. La première phrase dit : tu vas tourner la clé, mon pauvre ami, tu vas finir par le faire, tu vas entrer dans le corridor noir de tes paysages internes, tu pars, tu es un homme mort, je vais réduire en bouillie ton quotidien réglé, je vais te lâcher dans le vide.

J’allume une cigarette. En regardant monter les ronds de fumée, je laisse un souffle de trame m’envahir. J’ai en permanence comme un appareil photo virtuel que je tripote, je fais des mises au point, je patiente, je planque. J’ai appris à planquer. Je n’ai fait que ça, apprendre à planquer. Je planque…

Je planque depuis un certain temps, mais combien de temps en fait, quand je commence à entrevoir au bout du corridor noir une lumière ténue. Comme une aube sur le début de l’histoire. Et alors qu’elle s’annonce inexorablement s’empare de moi soudain la terreur absurde de ce jour qui se lève. Ce goût si familier de fer et de sang, la peur et l’excitation à la fois. C’est un vent de panique : qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce qu’il y a au bout du tunnel ? Qui m’attend ? J’y vais ? Maintenant ? C’est terrifiant car ce qui me tue n’est rien d’autre que ce que je suis en train de créer. Cela m’envahit comme une autre vie. Je peux encore être sage, arrêter d’y penser, simplement me retourner, sortir du corridor et vivre tranquille. Mais neuf fois sur dix je vais y aller. J’avance, je fais un pas, je décide que la planque a finalement assez duré et bientôt je ne sais même plus marcher normalement, bientôt j’accélère dans le corridor, bientôt je cours, je me précipite, je n’existe plus, je suis cet autre qui vole, cet autre qui tombe, cet autre qui arrive, me voilà, maintenant. Je ne peux imaginer que l’aube s’achève, je veux y être, je veux en être. Et quand j’arrive essoufflée, impatiente, éperdue, essorée, alors, alors démarre l’histoire.

Instrumental

Une maison s’impose au bord d’une route étroite. Je ne peux encore la décrire mais elle s’impose. Il n’y a pas âme qui vive à part moi qui attends que quelque chose se passe. Le décor est posé, l’arbre est penché, la lumière est faible, le jour se termine, l’endroit m’est inconnu. Je guette l’arrivée d’une voiture, d’un passant, d’un chien, d’un coup de vent, d’un signe. Mais l’air irrespirable ne bouge pas.

J’effleure à peine la grille pour éviter qu’elle gémisse et les dalles de pierre me portent jusqu’au seuil. Je commence à sentir ce lieu comme une forme vivante. La maison est un corps, la porte une bouche. Je voudrais l’embrasser, elle est l’entrée de l’être que je m’apprête à pénétrer. Je consomme mon addiction. Les murs nus me font face, les murs nus m’intimident, les murs nus m’enlacent. J’y appose mes mains dans une forme de pacte avec l’idée bizarre qu’il ne m’arrive rien qui puisse causer ma perte. Le couloir m’aspire, j’entends des murmures. Je ne sais plus l’heure qu’il est, oubliez-moi. Les fenêtres me rassurent, de simples rideaux les encadrent, il n’y a pas de meubles mais il y a des tableaux.

Sur les tableaux se racontent les pièces que je traverse. J’ai dormi dans l’escalier. La porte d’entrée a disparu. La bouche s’est fermée. Il n’est plus question de partir. Tout ce qui fait le monde est ici, tout commence et se termine ici, tout peut arriver, tout est à portée de main, tout se perd et se dérobe. Cela fait plusieurs jours que j’habite ici. C’est devenu ma résidence principale, tout le reste m’est secondaire. Un temple, une masure, une cabane, un palais, entouré de jardins, au milieu de la rue, au bord d’une route sans fin. Les maisons ne sont jamais celles que l’on croit.

Je suis un clandestin que je régularise. J’accepte tout. Je ne mange rien. Je ne bois plus. Je n’ai presque plus de corps. Encore un effort et je ne reviendrai pas.

Instrumental

On ne s’amuse pas quand on écrit, on se contente de baisser les bras devant l’impérieux. À vivre ainsi tout devient étrange mais on finit par s’y faire. On s’habitue. On devient un increvable évadé, un congénital errant, un infatigable spectre, un dangereux schizophrène. J’ai tant et tant pensé à ce qui vient, aux contours, à l’atmosphère, à l’allure. J’ai joué avec l’excitation intense jusqu’à l’extrême, maintenant c’est l’heure, ce sera cette première phrase ou rien. Je la commets. Et tout le reste viendra. On a pensé aux contours. On a tant et tant pensé aux contours, à ce qui vient. Ce que sera l’atmosphère, ce que sera l’allure, ce que seront les sens excités par cet endroit, secret mais béant, où l’on n’a qu’une envie c’est se vautrer, mais cependant sans s’y perdre. On s’abîme, on tombe, on se dissipe. Mais on maîtrise, on évalue, on reviendra.