Le Comité restreint | 126 secondes

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Paroles

instrumental

C’est la nuit on sonne à sa porte. Elle dort et ne veut pas ouvrir. Mais on insiste. C’est lui. Il l’implore, ouvre-moi. Elle ne sait plus pourquoi il en est réduit à l’implorer. Elle ne se souvient plus non plus pourquoi elle ne devrait pas ouvrir. Mais quand-même elle n’ouvre pas. Lassé, il s’en va, elle entend son pas dans l’escalier qui descend, qui tourne, saccadé, elle compte un étage, deux étages, puis elle se précipite et ouvre en hurlant. Elle le voit dans l’escalier en se penchant au-dessus de la rampe. Elle veut le rattraper et pour aller plus vite elle se balance dans le vide. En deux secondes elle est en bas, écrasée au sol du rez-de-chaussée, juste au moment où il arrive en dévalant les dernières marches. Ça tombe bien. Ça tombe aussi bien qu’elle, ensanglantée, mais sans avoir mal. Il l’observe un moment, presque en souriant, puis s’approche lentement. Il a compris. Elle savoure ce moment, elle va avoir ce qu’elle veut. Il s’agenouille près d’elle et pose délicatement ses deux grandes mains blanches sur ses épaules. Le contact est électrique. Elle est secouée de spasmes, il appuie ses mains plus fortement, elles s’enfoncent en elle, les spasmes la font se soulever comme sous l’effet d’un électrochoc. Elle savait que c’est cet effet-là que ces mains-là feraient sur elle. L’effet majeur. Dans un sourire elle dit qu’elle n’a pas mal et qu’il n’a pas tout à fait fini de mettre ses mains à lui sur ses épaules à elle. Encore un peu soupire-t-elle entre deux spasmes, encore un peu et parle-moi à l’oreille, doucement, tout bas. Ce qu’il fait. C’est ça, dit-elle, c’est exactement ça. Il s’incline et tout s’éteint.

J’allume la lumière je ne vois rien j’éteins je rallume je ne vois rien j’éteins je rallume je vous vois tous ça y est vous êtes alignés vous me regardez c’est bien plus qu’une belle image je porte ma main à ma bouche comme pour étouffer un cri de stupeur ou d’émotion c’est tellement plus qu’une belle image elle serre mon cœur à le tordre par réflexe j’éteins l’obscurité claque comme un tombeau je laisse retomber ma main de ma bouche je rallume je sais qu’il n’y a plus personne j’éteins je rallume j’éteins je rallume j’éteins je rallume personne personne personne passé le vide j’entends un très léger bruit comme un souffle quelqu’un respire quelqu’un est resté mes yeux fouillent le vide je ne bouge pas je ne sais auquel de vous appartient ce souffle mais je ne veux pas le perdre je ne fais plus un geste je me concentre il dure encore un peu puis finit par mourir il disparait il s’éteint j’éteins il n’y a plus ni personne ni souffle je ne rallume plus je suis fatigué de tout ça un peu plus tard quand je me sentirai mieux je vous convoquerai encore et encore vous tous ainsi que le souffle mais simplement en moi sans lieu ni éclairage j’y arriverai je m’assiérai par terre n’importe où dos contre un mur je fermerai les yeux je vous ferai apparaître peu à peu tous un à un et quand vous serez bien là en moi j’ouvrirai les yeux et vous resterez je pourrai me relever et m’avancer vers vous vous embrasser vous dire tout ce que je pense de vous je ne serai plus ému.

C’était un mouvement clandestin extrêmement violent de dénonciation des dangers de la normalisation des artistes. Ce mouvement entendait par normalisation toute tentative de récupération identitaire, financière, sociale, commerciale ou politique d’un travail artistique quel qu’il soit. Il revenait à faire peser sur l’artiste une obligation de réserve, une condamnation à l’indépendance, une interdiction de toute tentative de valorisation de son œuvre, une contrainte à l’état sauvage en quelque sorte. L’artiste ne devait appartenir à personne, n’être récupéré par personne, n’obéir à rien ni à personne. Si tel n’était pas le cas il était évident que l’artiste se normalisait, se référençait, et de ce fait perdait toute légitimité. Ce mouvement de jeunesse n’était pas à un paradoxe près, puisque constitué de plusieurs artistes clandestins liés entre eux de par le monde et donc pas si sauvages que ça, formant une sorte de société secrète au service d’une idée pure, et donc politique, de l’art qui ne devrait sous aucun prétexte se vendre, et donc qui n’avait que très peu de chance de survivre. La frontière était forcément difficile à établir entre la pureté de l’art et son exploitation, car à partir de quand l’œuvre d’art passait-elle de sa simple existence à une normalisation ? On aurait pu considérer cette mouvance comme une élucubration, une extravagance de plus dans un monde qui n’en manquait pas, sauf que le peu de temps que dura ce mouvement, il fit très mal.

Tu vas descendre, tu es fou
L’air est si froid que tu le vois
On te parle mais tu n’entends pas
Tu es encore un peu de ce monde
Tu peux encore renoncer
Mais tu ne le feras pas
Le compte à rebours déclenche ta guerre
Tu vas basculer dans le vide
Ton projet c’est 126 secondes
Tu cesseras alors de respirer
Tu seras seul au-dessus de toi-même
À combattre tes peurs, à redouter la faute
Et à sentir d’un coup monter en toi
L’extase de la liberté, du vertige et du risque
On t’attend
La foule surgira, tassée en bas, tournée vers toi
Tu entendras sa clameur,
Prête à accueillir ton exploit
Cela te paraîtra alors impossible
Tu la dépasseras
Tu descendras encore
L’endroit où tu vas t’arrêter n’appartient qu’à toi.

instrumental